Lorsque nous rencontrons Saadio ce samedi après-midi, il fait 27 degrés dans le quartier des Mamelles, nord de Dakar, là où l’artiste a son atelier à Dakar. A 10 minutes de la mer, malgré la chaleur, la brise de mer rafraîchit le corps.

La 15ème édition de la biennale de l’art contemporain africain est dans quelques semaines, et l’artiste va exposer au pavillon Sénégal de l’évènement culturel. C’est donc entre ses multiples appels téléphoniques et les livraisons de ses tableaux prévus pour la biennale que je le rencontre.

Vêtu d’un pantalon bleu assorti à ses clogs en plastique noir et bleu, Saadio avance d’un pas décidé dans son atelier exigu, situé au premier étage d’un immeuble. Ses lunettes, sont maintenues par de robustes cordes. Des traces noires, mémoires de longues années de prosternation et de prières, marquent son front.

« Ici c’est plus calme », me lance-t-il. Notre première rencontre remonte à 2021, dans le quartier bouillonnant et bruyant de Ouakam. 

Tout de suite suite, on est absorbé par un univers bigarré, animé par ces tableaux qui règnent en maîtres sur les lieux, obstruant le passage. On est captivé par les différents personnages urbains. Tantôt sur une motocyclette, un vespa, dans un taxi, ou enpruntant des « cars rapides ». On se croirait dehors, dans les rues de Dakar. « Le transport, c’est le problème que nous avons en Afrique », dit-il.

Des peintures de Saadio dans son atelier.

Tableaux par terre, certains accrochés, d’autres non encadrés, dessins posés çà et là  : c’est le décor qui nous souhaite la bienvenue. Différents pots de peintures, markers et poscas, se perdent en dessous de sa table de travail. Sur cette même table, un impressionnant tableau. Tableau prévu pour la biennale. Mais pas encore terminé.

J’ai le privilège de voir « la dernière touche » que l’artiste donne à l’œuvre. Les derniers coups de markers – tantôt appuyés, tantôt retenus- avant qu’elle se soit révélée au grand public.

Symboles ancestraux et réflexions contemporaines

Saadio, en tant qu’artiste, s’inspire à la fois de son environnement immédiat et de ses racines africaines pour créer des œuvres qui capturent autant l’actualité politique de son pays que les valeurs ancestrales de l’Afrique. Son tableau de sa série « Africa My Home », qu’il peint pour la biennale, révèle une profonde réflexion sur son identité africaine.

En témoignent les morses et idéogrammes qu’il met en scène. Des symboles qui rappellent les systèmes de communication codées des bergers peuls autrefois.

« Ces symboles étaient inscrits sur les animaux pour permettre de reconnaître à qui appartenaient les bêtes. Ou indiquer à un berger peul dont l’animal s’est égaré comment le localiser« , raconte-t-il.

Peinture de la série « Africa My Home » en prélude à la biennale de Dakar 2024.

Né au Sénégal en 1965 et père de 5 enfants, Saadio tire ses origines du Fouta-Djalon, région principalement habitée par des Peuls, en république de Guinée. Sur cette œuvre, chaque détail minutieux évoque les symboles des ancêtres africains, chaque coup de pinceau représente une déclaration audacieuse de leur héritage.

 « Je suis un artiste Africain », me lance -t-il pendant qu’il continue de griffonner. Saadio souhaite davantage raconter l’Afrique à travers son art. L’Afrique ancestrale. Ses valeurs. Ses coutumes. Ses traditions.

Mais il ne peut s’empêcher de regarder autour de lui, d’être le messager de sa contemporanéité. Ainsi, il intègre également l’actualité politique qui se dispute, se débat et se conteste dans les taxis. « Diomaye-Sonko », sujet dominant les discussions du contexte électoral sénégalais récent, trouve sa place dans l’oeuvre.

Les couleurs qu’il utilise sont intrépides et vibrantes. Les symboles africains esthétisés. La vie déborde de ses personnages. La présence d’une machine à sous témoigne des références à la société de consommation.

Dans cette œuvre vivace, l’artiste sénégalais nous plonge dans un dialogue visuel entre l’ancien et le moderne, entre la contestation et la pérennité des valeurs, entre la rébellion et les coutumes ancestrales, entre la révolte et la préservation des normes établies.

Si le peintre sénégalais est préoccupé à faire transparaitre son africanité dans ses thématiques actuelles, c’est parce que durant sa carrière d’artiste, il n’a fait que raconter la rue. Une rue qu’il connaît bien, pour y avoir vécu plusieurs années, après avoir été contraint de quitter la maison familiale où son père, polygame, voyait son élan artistique d’un mauvais oeil. Saadio a 22 ans lorsqu’il entame sa fugue.

Ses débuts…

Dans la rue, il fréquente des décorateurs cap-verdiens qui habitent son quartier, à Sicap Baobab. Ces derniers embelissent magasins et commerces de marques telles que Coca Cola, Fanta, Nescafé, Vitalait… Mais ils ne le laissent pas toucher au pinceau. Le jeune Saadio, perspicace, se contente d’observer, tout en étant fasciné.

J’ai troqué mon tournevis contre le pinceau.

C’est en 1990, à la faveur du mouvement set setal, (rendre propre en wolof) qu’il réalise pour la première fois une fresque, avec ses amis décorateurs. Ce mouvement socio-politique, d’une ampleur sans précédent, est né dans un contexte économique difficile, marqué par une politique d’ajustement structurel, avec pour conséquence le désengagement partiel de l’Etat dans plusieurs secteurs, dont celui de l’assainissement. L’idée pour les jeunes de son époque était de se réapproprier leur cadre de vie, de le nettoyer et ce faisant, d’embellir les murs.

Faire défiler. Fresques murales du mouvement Set Setal rassemblées dans l’ouvrage « Set Setal : les murs qui parlent. Nouvelle cultures urbaine à Dakar. » Enda Tiers Monde (1991)

Lorsque Saadio réalise cette fresque, les sonorités de Set (propre en wolof), chanson de Youssou Ndour, résonnent en lui. Ce morceau du musicien sénégalais est reconnu pour avoir été un catalyseur du mouvement.

Alors je vous enjoins / de la propreté, oh de la propreté / de la propreté dans votre âme / de la propreté dans votre corps / de la propreté dans vos paroles / de la propreté entre amis, setsetsetsetsetsetset-setal! (Refrain de Set)

Mais c’est seulement en 1997, que Saadio décide de se consacrer totalement à l’art, après avoir passé cinq années, en tant que technicien, dans une société d’électronique, située au quartier résidentiel et d’affaires du Point E, à Dakar.

« Notre bureau se trouvait juste à côté de l’atelier du peintre Kalidou Kassé que je fréquentais durant ces 5 ans . Et chaque jour lorsque je le voyais peindre, quelque chose vibrait en moi. Je n’arrêtais pas de dessiner. Mon patron l’ayant remarqué m’a demandé de choisir entre le travail et le dessin parce que je dessinais même au travail. C’est en ce moment que j’ai troqué mon tournevis de technicien contre le pinceau », se souvient-il.

Il rejoint ensuite les ateliers de l’île de Ngor où pendant plusieurs années, il apprend aux côtés du peintre Amdy Kré Mbaye et de ses neveux.

Basquiat et l’éveil artistique de Saadio

Saadio commence sa carrière en organisant des festivals sur l’Île de Ngor. Il participe également à plusieurs éditions du DAK’ART en OFF. Il expose au sein d’une exposition collective à la Galerie Africaine à Paris, en 2004, sous la houlette de Aude Minard, galeriste. En 2008, il représente le Sénégal à l’Exposition internationale de Saragosse, en Espagne.

Malgré son engagement artistique, Saadio n’a pas encore reçu une reconnaissance critique notoire. Mais tout change lorsqu’il découvre l’œuvre du génie néo-expressionniste noir américain Jean-Michel Basquiat, à travers un livre que lui offre un de ses amis. Nous sommes en 2009 : le peintre sénégalais a 44 ans et Basquiat, îcone de la street art et du graffiti, a disparu depuis 21 ans.

Comme Basquiat à New York qui a quitté sa famille pour se retrouver dans les rues, Saadio a également traîné dans les rues animées de Dakar s’extirpant du cocon familial. Les tensions avec son père, similaires à celles de Basquiat, ont également marqué son parcours. Dans les rues, Saadio a absorbé l’énergie des concerts, des décors des salons de coiffure, des graffitis, du brouhaha ambiant, des panneaux publicitaires des soirées dansantes… tout comme l’avait fait Basquiat à New York.

Les peintures de Saadio qui traînent un peu partout dans son atelier. Leurs traits expressifs, leurs symboles iconiques et leur palette de couleurs vives et audacieuses, rappellent indéniablement le style de Basquiat. On retrouve également dans plusieurs œuvres de Saadio des éléments caractéristiques de l’art de Basquiat, tels que les textes griffonnés et les couronnes.

J’ai dépassé Basquiat. Maintenant je suis Saadio.

En plus des similitudes stylistiques, Saadio s’approprie les thématiques chères à Basquiat telles que la musique, la ville, l’identité, l’Afrique et la politique. L’influence de Basquiat est tangible à travers ses œuvres de Saadio.

En quoi la découverte de Basquiat a influencé votre peinture ?

Saadio : En lisant son parcours, je me suis vu moi-même. Son parcours m’a énormément inspiré et m’a amené à  observer les murs de Dakar avec un œil différent, sur la base de ce qu’il disait des murs. Je sortais dans les rues et je commencais à écouter les murs. Les murs me parlaient. En plus nos murs en Afrique ont plus d’éléments artisitiques que ceux de New York. J’essayais donc d’aller communiquer avec les murs, avec les dessins qui sont sur les murs de Dakar. Je dialoguais avec les fresques, les graffitis, les dessins d’enfants qui étaient sur les murs. En 2012, alors que la situation était tendue au Sénégal et la naissance du mouvement Yen A Marre, je regardais ce que les murs disaient pour en faire des collections.

Quels sont les aspects spécifiques de l’œuvre de Basquiat qui vous ont le plus marqué/inspiré ?

Saadio : Presque tout m’a parlé chez Basquiat. Mais un des éléments qui revient très souvent dans mes œuvres et qui était aussi récurrent chez Basquiat, ce sont les courronnes. Certains clients me disent : ‘On adore tes tableaux, mais abandonne les courrones de Basquiat ‘. L’autre élément : ce sont les visages. Parce qu’il peignait ses visages sans forme, sans calcul, comme il le sentait. Et cela m’a aussi inspiré. Cette forme d’art brut m’a parlé.

"Saadio, le Basquiat sénégalais", est-ce une bonne description de vous ?

Saadio : C’est comme cela que beaucoup de gens me surnomment. Mais au fur et à mesure que j’ai obtenu de la maturité dans ma peinture, j’ai dépassé Basquiat. Maintenant, je suis Saadio. Certes, il est plus célèbre que moi, mais je minimise son travail parce que j’aspire à le dépasser. C’est ma philosophie. Il faut rêver. Il ne faut plus qu’on me colle le nom de Basquiat parce que je vais vers autre chose.

Vers quoi ?

Saadio : Maintenant mes thématiques, c’est Africa My Home (Afrique ma maison), j’essaie de prôner l’africanité. Je veux apporter plus d’africanité à mes œuvres. Pas de Basquiat.

Les Expositions Clés de Saadio

Même s’il souhaite explorer de nouvelles voies artistiques, il est clair qu’il y a eu un changement significatif dans son parcours après sa découverte de Basquiat. En effet, les années qui ont suivi cette « rencontre » vont coincider à une reconnaissance internationale de la part des critiques d’art. Sa collection « A Different Kind of Blues » a été présentée, en 2023, à la galerie Akazi à Atlanta, aux États-Unis, illustrant son évolution artistique.

Sa participation à des expositions telles que « Intertwined Narratives » à la galerie African Art Beats à Washington DC en 2024 et sa sélection pour le Salon National des Arts Visuels à Dakar soulignent sa reconnaissance croissante dans le monde de l’art.

Ses expositions individuelles, telles que « Microcosmes » en 2021 et « City Trip » (2017) à la galerie Out of Africa à Sitges, en Espagne, reflètent son exploration continue de thèmes variés et sa maîtrise de techniques artistiques diverses.

L’ajout d’une œuvre de Saadio dans la collection du Musée des Beaux-Arts de Murcie en 2019, ainsi que son inclusion dans leur catalogue d’œuvres d’art contemporain africain, témoigne de la reconnaissance croissante de son travail sur la scène artistique internationale. En 2011, Saadio a également participé à une exposition collective à Fribourg en Allemagne, renforçant ainsi sa présence et reconnaissance dans le paysage artistique international.

Casamance (2019) a été vendue à 5200 euros à la maison française de vente aux enchères PIASA.

L’artiste, qui a jadis encadré plusieurs jeunes, préfère désormais travailler en solitaire. « Je ne souhaite plus prendre d’apprentis, car je trouve que cela devient peu intéressant lorsque les gens s’approprient mes idées et mes thèmes sans reconnaître leur origine. Les plus jeunes semblent peu disposés à faire face aux difficultés et manquent de patience », confie-t-il avec déception. Qui sera alors son successeur potentiel ? Peut-être son fils, Ibrahima, âgé de 21 ans, dont quelques peintures jonchent l’atelier de son père et dont le style artistique présente de grandes similitudes ? Il a l’air intrigué de me voir dans l’atelier de son père au moment où il y fait irruption. Mais il a la gentillesse de me prendre en photo avec son père, lorsque je prends congé des lieux.

L’ANALYSE DE L’EXPERT

Franck Privat Gonné est critique d’art, spécialiste de l’art contemporain africain, fondateur de Kultur Erbe et chercheur en Patrimoine culturel à l’Université du Quebec à Montreal. Il estime qu’à l’image de Saadio, l’art contemporain africain offre une perspective renouvelée sur l’Afrique.

Photo: Privée

Je perçois l’œuvre de Saadio comme une contribution au nouveau mouvement des artistes contemporains qui cherchent à créer une nouvelle narration de la ville africaine. Ils s’éloignent des stéréotypes de l’art primitif pour refléter les évolutions en cours en Afrique subsaharienne post-indépendance. Leur narration capture la réalité quotidienne, ce qu’ils vivent et voient dans la ville. Bien que l’héritage de l’Afrique traditionnelle soit toujours présent, ces artistes donnent écho à une Afrique urbaine en pleine mutation, reflétant les réalités de métropoles émergentes.

Malgré les tentatives des galeristes et des professionnels de l’art occidentaux de les catégoriser selon leurs propres critères, ces artistes contemporains parviennent à imposer un récit qui leur est propre, à l’instar du nouchi graffiti d’Aboudia. Saadio et ses pairs participent donc à l’émergence d’un nouveau récit qui invite à voir l’Afrique au-delà des clichés touristiques et de la nature, ouvrant ainsi de nouvelles perspectives et contribuant à construire une identité artistique authentique.

Quelles places occupent aujourd'hui les artistes africains contemporains dans le marché mondial ?  

Il est indéniable que les artistes africains contemporains prennent leur place sur le marché de l’art mondial. Certaines capitales africaines sont devenues des centres d’effervescence pour la créativité contemporaine, notamment Le Caire, Casablanca, Dakar avec sa biennale, Abidjan, Lagos, Nairobi, Harare, et bien d’autres. Avec l’essor de l’art contemporain, les artistes africains se positionnent sur tous les marchés de l’art et les foires internationales.

Cependant, il reste encore beaucoup à faire en termes de structuration et d’encadrement. Des initiatives telles que Arterial Network ou le Fonds africain pour la culture sont à saluer, car elles contribuent à accompagner les professionnels de la culture et à favoriser la croissance de l’industrie culturelle sur le continent. Certains festivals accordent une place prépondérante à l’art contemporain africain, comme le festival Sur le Niger au Mali. Il est clair que les artistes africains ont le potentiel de s’imposer sur la scène artistique mondiale, et il est important de soutenir ces initiatives pour promouvoir leur travail et leur influence.

Les murs semblent être le lieu privilégié de l'expression artistique de beaucoup d'artistes contemporains. Faut-il patrimonialiser les murs africains ?

Concernant la patrimonialisation des murs, je suis favorable à cette idée, mais à condition de décoloniser le processus de patrimonialisation en Afrique, en particulier dans les pays francophones. Il est nécessaire de sortir du modèle de patrimonialisation imposé par le haut, où ce sont les États et leurs institutions qui définissent ce qui constitue le patrimoine. Ce modèle, hérité de la pensée française des monuments historiques, doit être revu pour permettre une définition du patrimoine émanant des communautés elles-mêmes. Cette approche participative garantirait une meilleure prise en compte de la diversité et de la richesse du patrimoine africain, tout en évitant les écueils d’un trop plein de biens qui seraient considérés comme des patrimoines.

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